« J’ACCUSE…! » D’ÉMILE ZOLA : QUAND LES MOTS PRENNENT LE POUVOIR

Vendredi 28 février 2020 : La cérémonie des Césars bat son plein. Soudain, l’annonce coup-de-poing… Ont-ils osé ? Oui ! Roman Polanski reçoit le prix de la meilleure réalisation pour J’accuse, sorti trois mois plus tôt sur les écrans. Choc, fureur, consternation… Le petit monde brillant du cinéma français frissonne sous son vernis craquelant.

Second J’accuse, nouvelle division sociale… Mais cette fois, dans le domaine de l’art ! Au-delà du milieu cinéphile, voilà que cet événement fracture notre société en deux camps : les partisans d’une séparation entre l’homme et son travail, et ceux considérant Polanski comme le symbole des violences faites aux femmes. En réalisant ce film – qui retrace le contexte dans lequel Émile Zola écrit sa fameuse lettre – le réalisateur polonais a-t-il calculé cette espèce de mise en abîme pour provoquer sciemment le débat ? Mystère… Je me demande jusqu’où serait allé le phénomène si, entre temps, le COVID-19 ne nous avait pas rattrapé. En attendant la réponse, j’arrête là mon parallèle. Focus maintenant sur le premier J’accuse… !, le vrai !


Rassure-toi, je ne vais pas m’étendre sur l’affaire Dreyfus. Tout le monde connaît l’histoire… Celle d’un capitaine juif victime d’antisémitisme, injustement accusé et condamné pour une trahison qu’il n’a pas commise. Iniquité qui pousse Émile Zola à publier dans l’Aurore, le 13 janvier 1898, cette lettre ouverte adressée au président de la République Félix Faure : J’accuse… !. Cause de grands bouleversements sociaux, l’épître démonte un XIXe siècle moribond aux coutumes archaïques, posant au passage les jalons de notre monde actuel

Ses conséquences n’eurent d’égal que la remise en cause du modèle médiatique d’alors et la naissance du quatrième pouvoir, en gestation depuis déjà une vingtaine d’années. Autrement dit, pour la première fois, la presse s’érige face à l’État. Son influence est telle qu’elle retourne l’opinion publique, jusqu’à diviser la population en deux partis distincts.

Comment un simple bout de papier a-t-il pu provoquer pareil séisme ?  

La dégradation d’Alfred Dreyfus dans le Petit Journal du 13 janvier 1895 – ©Wikimedia Commons

Entre défense et réquisitoire

Sous forme de lettre ouverte donc, s’adressant au chef de l’État, J’accuse… ! reprend d’abord point par point l’affaire Dreyfus. Nous assistons ici aux différentes procédures judiciaires contre le militaire, de son arrestation à sa condamnation. Auparavant, le lecteur n’était informé que “morceau par morceau”, au gré des découvertes venant compléter l’enquête. Désormais, il a enfin sous les yeux un résumé solide, une vision d’ensemble de la situation : rassemblant les éléments épars, Zola raconte l’histoire complète… Et replace les choses dans leur contexte, en livrant un récit entier bâti sur la documentation dont il dispose. 

C’est une fois le décor planté que le romancier peut expliquer dans quelles conditions le vrai coupable, Ferdinand Esterhazy, a été démasqué. Gardant le meilleur pour la fin, et suivant une logique implacable, il s’attaque en dernier aux pouvoirs publics, dont la collusion protège le traître.

Bref, voilà le double crime – condamnation d’un innocent assortie de l’amnistie du véritable criminel – démontré. Émile Zola n’a plus qu’à conclure en assénant ses accusations, nommant les hommes qu’il considère responsables du préjudice par une répétition de la formule “J’accuse…”. Cette répétition, appelée “anaphore” dans le jargon littéraire, s’est avérée une arme de persuasion massive au fil des siècles. Cela ne te rappelle-t-il pas un certain “Moi, président…” lors du débat d’entre-deux-tours en 2012 ?

François Hollande, débat d’entre-deux-tours des élections présidentielles de 2012. ©Le Monde

Une forme percutante

N’empêche que le fond n’aurait pas tant d’impact sans la forme, un ton, un style d’une rare efficacité. Émile Zola donne dans l’Aurore la pleine puissance de sa rhétorique, associée à sa plume magnifique. Au point qu’Henri Mitterand emploie, pour décrire le langage utilisé, l’expression “blitzkrieg du verbe”, “blitzkrieg” signifiant “guerre éclaire” en allemand. Et il s’agit bien de ça : une guerre du verbe menée bille en tête par l’auteur des Rougon-Macquart

À coup d’artifices littéraires, l’écrivain fait du bon mot l’outil politique par excellence. Parallélismes, symétries, ruptures… Tous ces effets renforcent une dramaturgie qui tient le lecteur en haleine jusqu’à la litanie finale, ultime coup de bélier aux oreilles sourdes du gouvernement.

La presse, quatrième pouvoir ?

Gagnant en puissance depuis la loi du 29 juillet 1881 – qui assure sa libertéla presse franchit ici un cap, s’imposant comme contre-pouvoir capable d’influencer la sphère politique et judiciaire.

Fidélisant une large audience, le journal quotidien se fait presse d’opinion, contribuant à modeler, transformer le sentiment public. Le choc provoqué par la publication d’Émile Zola témoigne de cette évolution… Et confirme le nouveau statut des médias en “quatrième pouvoir”. C’est-à-dire une force égale aux trois autorités dominant la société : l’État (pouvoir temporel), l’armée (pouvoir militaire) et la religion (pouvoir religieux). 

Longtemps journaliste, Zola a parfaitement su employer l’instrument médiatique. Devant les failles de plus en plus flagrantes des institutions juridique, exécutive et législative, c’est donc un article percutant, diffusé dans un petit journal, qui relance l’affaire Dreyfus et aboutit à la révision du procès

Ce contrecoup n’est pourtant pas immédiat : en 1899, la presse est encore à 90% anti-dreyfusarde. Publier J’accuse… ! déclenche envers Émile Zola, alors au sommet de sa gloire, un déferlement de haine, une peine de prison et une forte amende qui le poussent à l’exil. On chuchote même que cet acte aurait provoqué sa mort, dont les circonstances restent mystérieuses… 

Bien que suscitant une adhésion tardive, J’accuse… ! est, depuis, entré au Panthéon du journalisme comme un exemple de la puissance des mots sur les foules… Et un formidable outil politique contre l’abus de pouvoir

©Radio France (image de couverture)

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