ANTIGONE DE JEAN ANOUILH : CHEF-D’ŒUVRE D’AMBIGUÏTÉ

Interprétée pour la première fois en 1944, l’Antigone de Jean Anouilh reste encore aujourd’hui l’incarnation des Résistants face à l’occupant nazi. Sais-tu que la pièce a pourtant suscité la controverse, allant jusqu’à accentuer les soupçons de collaboration qui pesaient sur son auteur ? Explications !


“J’ai peur d’être obligé de te faire tuer si tu t’obstines.” D’un côté la raison, la soumission aux responsabilités.
“Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés (…) et les bleus que tes gardes m’ont fait aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine !” De l’autre, la voix du cœur, le besoin de suivre ses valeurs, quoi qu’il en coûte. Passion de la rébellion… 

Une œuvre, deux morales. Rien d’étonnant donc à ce que la pièce Antigone de Jean Anouilh ait tant divisé l’opinion publique lors de sa première

Une Cyrano des temps modernes ? 

Comment ignorer la détresse de Créon qui, en tant que roi, se trouve chaque jour déchiré entre son devoir et sa conscience ? Nous ne pouvons que compatir à sa souffrance, tant il ploie sous le fardeau d’un rôle dont il ne soupçonnait pas le poids. 
Difficile de ne pas faire le parallèle avec Pétain, que le même “oui” au pouvoir entraîna dans un infernal engrenage : “Pour dire “oui”, il faut suer et retrousser ses manches (…) et s’en mettre jusqu’aux coudes” clame Créon.

Face à lui, Antigone, oriflamme des rebelles qui préfèrent leur âme à un bonheur mal acquis :“Quelles pauvretés faudra-t-il qu’elle fasse la petite Antigone (…) Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ?” Non, non et non ! Plutôt la mort que de se taire, mentir ou faire semblant. Plutôt la mort que de vendre sa liberté contre un “oui” si lourd de conséquences. C’est là qu’Antigone prévient Créon : “Moi, je peux dire “non” encore à tout ce que je n’aime pas, et je suis seule juge (…)
Sous-texte : Créon est prisonnier de son “oui”, ce “oui” à la souveraineté qui le contraint à tuer sa nièce, alors que tout son être s’y révolte. Antigone, elle, refuse la facilité pour rester seule maîtresse de ses décisions… Quitte à y laisser la vie. Son action est vaine ? Qu’importe ! Seul compte son accord avec elle-même. Elle incarne ici une résonance avec les derniers mots du Cyrano d’Edmond Rostand

Que dites-vous ?... C'est inutile ?... Je le sais !
Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès !
Non ! Non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile !
Qu'est-ce que c'est que tous ceux-là ! - Vous êtes mille ?
Ah ! Je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !
Le Mensonge ?
Tiens, tiens ! - Ha ! Ha ! Les Compromis,
Les Préjugés, les Lâchetés ! ...
Que je pactise ?
Jamais, jamais !

Cyrano de Bergerac, acte V scène 6, Edmond Rostand
Extrait du film Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau, avec Gérard Depardieu dans le rôle-titre (1990).

L’union anachronique d’un acte résistant avec un texte antique

C’est d’ailleurs une action de résistance qui met Anouilh sur la voie d’Antigone. L’été 1942, au cours d’un meeting de la LVF à Versailles, un certain Paul Collette tente d’assassiner Pierre Laval. Le jeune homme n’appartient à aucun réseau ni au moindre mouvement politique ; son geste est isolé, son efficacité douteuse. Cette initiative pleine d’abnégation, son caractère à la fois héroïque et vain frappent Jean Anouilh. Un tel geste ne contient-il pas en lui l’essence même du tragique ? Nourri à la culture classique, une pièce de Sophocle lui revient alors en mémoire. Une œuvre qui évoque la résistance d’un individu face à l’État : Antigone. Anouilh la traduit, la retravaille et livre sa vision toute personnelle de la légendaire fille d’Œdipe : “L’Antigone de Sophocle, lue et relue, et que je connaissais par cœur depuis toujours, a été un choc soudain pour moi pendant la guerre, le jour des petites affiches rouges. Je l’ai réécrite à ma façon, avec la résonance de la tragédie que nous étions en train de vivre.”

Cette Antigone-là naît d’une union anachronique : celle d’un texte vieux de 2 400 ans et d’un événement contemporain, la résistance à l’Occupation allemande.

Première d’Antigone, le 4 février 1944 au théâtre de l’Atelier, à Paris. Il y faisait tellement froid que le public grelottait sous des couvertures. Comme un sous-entendu, les gardes portent ici les impers caractéristiques de la Gestapo.

Une œuvre à double sens

Jouée dans un Paris occupé, Antigone suscite, lors de sa première en 1944, des réactions aussi vives que contrastées.

Ayant écrit pour des journaux collaborationnistes – Je suis partout, La Gerbe – Jean Anouilh traîne alors une réputation de réactionnaire, si ce n’est d’antisémite et de collaborateur. Du côté des anti-nazis, le fait qu’Antigone soit approuvée par la censure n’aide pas beaucoup à démentir cette image. Son Créon humanisé, perçu également comme le représentant d’une politique qui, à l’instar de la collaboration, ne s’encombre guère de morale, renforce ce sentiment. Aux yeux des résistants, l’humanisation de ce personnage contribue à justifier les actes du gouvernement pétainiste.
Dans le texte même, Anouilh excuse l’attitude des gardes, déguisés en agents de la Gestapo : “Ce ne sont pas de mauvais bougres, ils ont (…) des petits ennuis comme tout le monde (…) Ce sont les auxiliaires toujours innocents (…). Comment ne pas prendre cela pour une provocation, un manque total de sensibilité ? Comment aussi ignorer ce Créon-Pétain qui, du tyran de Sophocle, passe à un roi pragmatique, écrasé, tiraillé par le devoir et l’amour qu’il porte à sa nièce ? Un “roi-victime” que l’on plaindrait presque ?  Des tracts clandestins, issus des milieux résistants, finissent par menacer le dramaturge.

Or un second camp porte la pièce aux nues, reconnaissant dans Antigone l’allégorie de ses idéaux. L’homme usé par le pouvoir et l’adolescente intransigeante tissent le dialogue impossible de la résistance et de la collaboration, celle-là parlant morale et celle-ci intérêts politiques. L’obsession du sacrifice, l’exigence de pureté d’Antigone triomphent auprès d’un large public, qui aime cette tragédie jusqu’à l’enthousiasme. L’héroïne incarne pour eux le dévouement autant que la rébellion : enterrant son frère au prix de sa propre vie, elle représente l’équité, la probité et la révolte contre un État oppressif.
Avec la même intransigeance, les jeunes reconnaissent en ce Créon-Pétain non plus une victime, mais un lâche n’ayant pas su poser ses limites… Et qui se retrouve dépassé par son manque de courage : “Vous avez dit “oui”. Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant !” lui jette Antigone.

Antigone démontre à Créon tout ce qu’il a perdu pour le pouvoir. Mise en scène de Nicolas Briançon avec Barbara Schulz et Robert Hossein (2003)

Contourner la censure

Tu l’auras compris : Antigone divise par sa portée symbolique, chacun comprenant dans sa moralité un message différent. Selon les uns, l’humanisation du personnage de Créon en fait une pièce encourageant la collaboration. D’autres discernent, dans les actions d’Antigone, le mépris d’une entente avec l’ennemi nazi

Par cette ambiguïté, Jean Anouilh aurait-il trouvé le moyen d’éviter la censure pour dénoncer furtivement la passivité des collaborateurs ? Oui et non : il semble que l’Oberleutnant a apposé son tampon sans lire la pièce, pensant probablement qu’une tragédie reprise de Sophocle ne présentait aucun risque. Grave erreur ! De toute évidence, l’œuvre montre surtout que jamais, au grand jamais, l’occupant ne pourrait prendre aux Français leur liberté d’opinion. C’est bien connu, nous préférons rendre l’âme que de céder à un régime barbare, n’est-ce pas ? Lorsque les Allemands s’en rendirent compte, il était déjà trop tard.

Antigone s’est peut-être suicidée, mais elle ressort gagnante du combat, mourant pure, digne, intègre… Heureuse même, parce qu’étant restée libre, en accord avec sa conscience. 
Miné par les remords, sa femme et son fils se tuant à leur tour, Créon, lui, reste seul. Effroyablement seul… Et menant une existence à laquelle on pourrait, finalement, préférer la mort

Ce n’est pas tout de vivre. La vie, cette sacrée vie, demande une peine, une cause, un but qui vaille qu’elle soit vécue. 
À ce jeu-là, Créon-Pétain perd. Antigone-Résistance gagne. Jeu, set et match. Comme pour le prouver, et avec ce même refus des règles dictées par un pouvoir absurde, les résistants libérèrent la France moins d’un an après la première. 

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