Au Théâtre Juliette Récamier, Nicolas Le Bricquir adapte un fait divers glaçant, dans une mise en scène audacieuse qui bouleverse les codes du théâtre.
Denali reprend l’affaire tragique de Cynthia Hoffman, retrouvée morte dans une rivière d’Alaska en 2019. Retraçant l’enquête menée par les détectives Lenny Torres et Jessica Hais, l’intrigue remonte les événements qui ont mené à ce meurtre, oscillant entre interrogatoires et souvenirs croisés.
Nous suivons ainsi la trajectoire de Denali Brehmer, jeune mère dépassée par son existence, piégée dans un monde où le besoin de reconnaissance conduit aux dérives les plus extrêmes. Sans jamais céder au pathos, Nicolas Le Bricquir explore adroitement la question du libre arbitre : comment ces adolescents, victimes d’un système virtuel toxique, en arrivent au crime ? Cette ambiguïté morale donne à l’ensemble une vraie profondeur, révélant une génération qui aspire à la célébrité comme à une échappatoire, au prix d’une déconnexion totale de la réalité.
UNE AMBITION À DOUBLE TRANCHANT
Au plateau, l’espace est coupé en deux : côté cour, la froide salle de police. À jardin, le territoire des flash-backs, voilé d’un écran transparent. Derrière ce “miroir sans tain”, les lumières révèlent tantôt une forêt, une chambre, un salon… Ou les dissimulent dans une obscurité sur laquelle sont projetés photos, messages, et autres fragments de souvenirs qui “imagent” l’enquête. Une porte entre les deux zones simplifie les transitions et optimise la fluidité.
Hybride, la mise en scène bouscule les codes traditionnels en empruntant ceux du streaming. Rythme soutenu, génériques, onglets “Épisode suivant”, “Passer le récap”, montages visuels… Le parti-pris séduit un public jeune, affamé de technologie, d’innovation, de modernité. Il ancre l’art dramatique dans notre époque, le rendant plus accessible, moins “vieillot”. L’idée est d’ailleurs cohérente sur le papier, tant la pièce se veut une réflexion sur l’hyperconnexion. Pourtant, ce dispositif introduit une distance : le spectateur se sent ici plus binge-watcher d’une série que témoin direct d’un événement vivant. L’écran-voile et la signature Netflix créent un rempart qui freine la rencontre avec les comédiens, réduisant l’immersion physique promise par le théâtre.
Autre bémol : la présence d’une greffière, installée côté jardin, et dont le rôle se limite à très peu de chose. Sa position, fixe et peu justifiée dramatiquement, empêche les autres acteurs d’investir pleinement l’avant-scène. Cette contrainte scénique laisse une partie du plateau sous-exploitée, et renforce, malgré elle, la distanciation avec le public.
PERFORMANCES CONTRASTÉES
Le jeu d’acteur confirme cette impression en demi-teinte. Léa Millet impressionne par sa capacité à se transformer d’un personnage à l’autre : ton, intonation, posture… Sa technique est impeccable. Quant à Rose Noël dans le rôle-titre, sa forte présence, son charisme et sa voix aux milles nuances embarquent l’auditoire.
Hélas, Romain Bouillaguet et Caroline Fouilhoux, enquêteurs très lisses, pâtissent d’un style trop linéaire, mécanique, récitant plus qu’ils ne vivent leurs dialogues. Résultat : lorsque Lenny s’emballe enfin, son exaspération tombe comme un cheveu sur la soupe. Une tension sourde dans le geste et la diction, un ancrage crispé de colère rentrée, un regard noir plus fréquent muscleraient davantage leur jeu. Le public doit sentir l’énervement s’accumuler, la frustration monter, et les voir se transformer progressivement en soupapes prêtes à exploser.
Finalement, Denali fascine autant qu’il agace. Son pari esthétique — faire dialoguer théâtre et streaming — ouvre des perspectives passionnantes, mais se heurte aux principes d’un art qui repose d’abord sur la présence, la connexion humaine, l’échange direct. Reste une réflexion saisissante sur une jeunesse engloutie par le virtuel, et quelques performances remarquables qui rappellent que, malgré les filtres, c’est bien sur scène que les histoires prennent corps.
Denali
Théâtre Juliette Récamier
Mise en scène de Nicolas Le Bricquir
Jusqu’au 28 décembre 2025

RÉSUMÉ
Le mardi 4 juin 2019, Cynthia Hoffman, 19 ans, est retrouvée morte, ligotée et bâillonnée dans la rivière Eklutna en Alaska. Elle a été abattue d’une balle dans la nuque. Les derniers à l’avoir vue sont Denali Brehmer, 18 ans, et Kayden McIntosh, 16 ans.
En les interrogeant, les détectives Jessica Hais et Lenny Torres vont mettre à jour une sordide histoire dont les adolescents sont autant victimes que coupables.
Tiré de faits réels, Denali est un thriller policier haletant, une enquête sombre à l’issue de laquelle il est difficile de prendre parti, servie par une mise en scène moderne qui transcrit sur les planches les codes des séries policières.
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